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Et il n'y avait plus qu'un seul homme sur la Terre.

Assis sur un bloc de porphyre, il demeura enseveli dans sa tristesse et dans son rêve. Il refaisait, une fois encore, le grand voyage vers l'amont des temps, qui avait si ardemment exalté son âme… Et, d'abord, il revit la mer primitive, tiède encore, où la vie foisonnait, inconsciente et insensible. Puis vinrent les créatures aveugles et sourdes, extraordinaires d'énergie et d'une fécondité sans bornes. La vision naquit, la divine lumière créa ses temples minuscules ; les êtres nés du Soleil connurent son existence. Et la terre ferme apparut. Les peuples de l'eau s'y répandirent, vagues, confus et taciturnes. Pendant trois mille siècles, ils créèrent les formes subtiles. Les insectes, les batraciens et les reptiles connurent les forêts de la fougère géante, le pullulement des calamites et des sagittaires. Quand les arbres avancèrent leurs torses magnifiques, alors aussi se montrèrent d'immenses reptiles. Les Dinosauriens avaient la taille des cèdres, les Ptérodactyles planaient sur les formidables marécages… En ces âges naissent, chétifs, gourds et stupides, les premiers mammifères. Ils rôdent misérables, et si petits qu'il en eût fallu cent mille pour faire le poids d'un iguanodon. Durant d'interminables millénaires, leur existence demeure imperceptible et presque dérisoire. Ils croissent, pourtant. L'heure vient où c'est leur tour, où leurs espèces se lèvent en force à tous les détours de la savane, dans toutes les pénombres des futaies. C'est eux, maintenant, qui font figure de colosses. Le dinothérium, l'éléphant antique, les rhinocéros cuirassés comme les vieux chênes, les hippopotames aux ventres insatiables, l'urus, l'aurochs, le machærodus, le lion géant et le lion jaune, le tigre, l'ours des cavernes, et la baleine, aussi massive que plusieurs diplodocus, et le cachalot dont la bouche est une caverne, aspirent les énergies éparses.

Puis, la planète laissa prospérer l'homme : son règne fut le plus féroce, le plus puissant – et le dernier. Il fut le destructeur prodigieux de la vie. Les forêts moururent et leurs hôtes sans nombre, toute bête fut exterminée ou avilie. Et il y eut un temps où les énergies subtiles et les minéraux obscurs semblèrent eux-mêmes esclaves ; le vainqueur capta jusqu'à la force mystérieuse qui a assemblé les atomes.

— Cette frénésie même annonçait la mort de la Terre…, la mort de la Terre pour notre Règne ! murmura doucement Targ.

Un frisson secoua sa douleur. Il songea que ce qui subsistait encore de sa chair s'était transmis, sans arrêt, depuis les origines. Quelque chose qui avait vécu dans la mer primitive, sur les limons naissants, dans les marécages, dans les forêts, au sein des savanes, et parmi les cités innombrables de l'homme, ne s'était jamais interrompu jusqu'à lui… Et voilà ! Il était le seul homme qui palpitât sur la face, redevenue immense, de la Terre !…

 

La nuit venait. Le firmament montra ces feux charmants qu'avaient connus les yeux de trillions d'hommes. Il ne restait que deux yeux pour les contempler !... Targ dénombra ceux qu'il avait préféré aux autres, puis il vit encore se lever l'astre ruineux, l'astre troué, argentin et légendaire, vers lequel il leva ses mains tristes...

 

Il eut un dernier sanglot ; la mort entra dans son cœur et, se refusant l'euthanasie, il sortit des ruines, il alla s'étendre dans l'oasis, parmi les ferromagnétaux.

 

Ensuite, humblement, quelques parcelles de la dernière vie humaine entrèrent dans la Vie Nouvelle.



J.–H. Rosny Aîné, La Mort de la Terre, 1910.

https://fr.wikisource.org/wiki/La_Mort_de_la_Terre_-_Contes/La_Mort_de_la_Terre/Texte_entier

 

en sus...

Son organisation semblait parfaite ; il n’y subsistait rien des anciennes formes aristocratiques ou démocratiques des sociétés ; tout y était subordonné aux intérêts des trusts. Il se forma dans ce milieu ce que les anthropologistes appellent le type du milliardaire. C’étaient des hommes à la fois énergiques et frêles, capables d’une grande puissance de combinaisons mentales, et qui fournissaient un long travail de bureau, mais dont la sensibilité subissait des troubles héréditaires qui croissaient avec l’âge.[...]

 

L’exemple est suivi quand il vient de haut. Ceux qui possédaient peu de capitaux (et c’était naturellement le plus grand nombre), affectaient les idées et les mœurs des milliardaires pour être confondus avec eux. Toutes les passions qui nuisent à l’accroissement ou à la conservation des biens passaient pour déshonorantes ; on ne pardonnait ni la mollesse, ni la paresse, ni le goût des recherches désintéressées, ni l’amour des arts, ni surtout la prodigalité ; la pitié était condamnée comme une faiblesse dangereuse. Tandis que toute inclination à la volupté soulevait la réprobation publique, on excusait au contraire la violence d’un appétit brutalement assouvi : la violence en effet semblait moins nuisible aux mœurs, comme manifestant une des formes de l’énergie sociale. L’État reposait fermement sur deux grandes vertus publiques : le respect pour le riche et le mépris du pauvre. Les âmes faibles que troublait encore la souffrance humaine n’avaient d’autre ressource que de se réfugier dans une hypocrisie qu’on ne pouvait blâmer puisqu’elle contribuait au maintien de l’ordre et à la solidité des institutions.[...]

 

Les riches ne formaient qu’une petite minorité, mais leurs collaborateurs, qui se composaient de tout le peuple, leur étaient entièrement acquis ou soumis entièrement. Ils formaient deux classes, celle des employés de commerce et de banque et celle des ouvriers des usines. Les premiers fournissaient un travail énorme et recevaient de gros appointements. Certains d’entre eux parvenaient à fonder des établissements ; l’augmentation constante de la richesse publique et la mobilité des fortunes privées autorisaient toutes les espérances chez les plus intelligents ou les plus audacieux. Sans doute on aurait pu découvrir dans la foule immense des employés, ingénieurs ou comptables, un certain nombre de mécontents et d’irrités ; mais cette société si puissante avait imprimé jusque dans les esprits de ses adversaires sa forte discipline. Les anarchistes eux-mêmes s’y montraient laborieux et réguliers.

 

Quant aux ouvriers, qui travaillaient dans les usines, aux environs de la ville, leur déchéance physique et morale était profonde ; ils réalisaient le type du pauvre établi par l’anthropologie. Bien que chez eux le développement de certains muscles, dû à la nature particulière de leur activité, pût tromper sur leurs forces, ils présentaient les signes certains d’une débilité morbide. La taille basse, la tête petite, la poitrine étroite, ils se distinguaient encore des classes aisées par une multitude d’anomalies physiologiques et notamment par l’asymétrie fréquente de la tête ou des membres. Et ils étaient destinés à une dégénérescence graduelle et continue, car des plus robustes d’entre eux l’État faisait des soldats, dont la santé ne résistait pas longtemps aux filles et aux cabaretiers postés autour des casernes. Les prolétaires se montraient de plus en plus débiles d’esprit. L’affaiblissement continu de leurs facultés intellectuelles n’était pas dû seulement à leur genre de vie ; il résultait aussi d’une sélection méthodique opérée par les patrons. Ceux-ci, craignant les ouvriers d’un cerveau trop lucide comme plus aptes à formuler des revendications légitimes, s’étudiaient à les éliminer par tous les moyens possibles et embauchaient de préférence les travailleurs ignares et bornés, incapables de défendre leurs droits et encore assez intelligents pour s’acquitter de leur besogne que des machines perfectionnées rendaient extrêmement facile.

 

Aussi les prolétaires ne savaient-ils rien tenter en vue d’améliorer leur sort. À peine parvenaient-ils par des grèves à maintenir le taux de leurs salaires. Encore ce moyen commençait-il à leur échapper. L’intermittence de la production, inhérente au régime capitaliste, causait de tels chômages que, dans plusieurs branches d’industrie, sitôt la grève dé­clarée, les chômeurs prenaient la place des grévistes. Enfin ces producteurs misérables demeuraient plongés dans une sombre apathie que rien n’égayait, que rien n’exaspérait. C’était pour l’état social des instruments nécessaires et bien adaptés.

Anatole FRANCE, L'Île des Pingouins, 1908.

On remarqua qu'en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots "communisme international", par exemple, évoquaient une image composite : universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot "Comintern" suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu'une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s'attarder, au moins momentanément. De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité. Ce résultat était obtenu, non seulement par l'habitude d'abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables. Mis à part la précision du sens, l'euphonie, en novlangue dominait toute autre considération. Les règles de la grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c'était nécessaire. Et c'était à juste titre, puisque ce que l'on voulait obtenir, c'étaient des mots abrégés et courts, d'un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d'écho dans l'esprit de celui qui parlait. [...] Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu'il s'appauvrissait chaque année au lieu de s'enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix était étendu, moindre est la tentation de réfléchir.


George ORWELL, 1984, 1949.

— Ne croyez-vous pas, dit M. Leterrier, qu’il y a dans la vérité une force qui la rend invincible, et assure, pour une heure plus ou moins prochaine, son triomphe définitif ? C’est ce que pen­sait l’illustre M. Ernest Renan ; c’est ce qui a été exprimé plus récemment en une parole digne d’être gravée dans le bronze.
— Et c’est ce que, moi, je ne pense pas, dit M. Bergeret. Je pense tout au contraire que la vérité est le plus souvent exposée à périr obscurément sous le mépris ou l’injure. Cette croyance, je pourrais l’illustrer de preuves abondantes. Considérez, monsieur, que la vérité a sur le mensonge des caractères d’infériorité qui la condamnent à disparaître. D’abord elle est une, elle est une, comme dit M. l’abbé Lantaigne qui l’en admire. Et vraiment il n’y a pas de quoi. Car, le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Ce n’est point son seul défaut. Elle est inerte. Elle n’est pas susceptible de modifications ; elle ne se prête pas aux combinaisons qui pourraient la faire entrer aisément dans l’intelligence ou dans les passions des hommes. Le mensonge, au contraire, a des ressources merveilleuses. Il est ductile, il est plastique. Et, de plus (ne craignons point de le dire), il est naturel et moral. Il est naturel comme le produit ordinaire du mécanisme des sens, source et réservoir d’illusions ; il est moral en ce qu’il s’accorde avec les habitudes des hommes qui, vivant en commun, ont fondé leur idée du bien et du mal, leurs lois divines et humaines, sur les interprétations les plus anciennes, les plus saintes, les plus absurdes, les plus augustes, les plus barbares et les plus fausses des phénomènes naturels. Le mensonge est le principe de toute vertu et de toute beauté chez les hommes. Aussi voit-on que des figures ailées et des images surnaturelles embellissent leurs jardins, leurs palais et leurs temples. Ils n’écoutent volontiers que les mensonges des poètes. Qui vous pousse à chasser le mensonge, à rechercher la vérité ? Une telle entreprise ne peut être inspirée que par une curiosité de décadents, par une coupable témérité d’intellectuels. C’est un attentat à la nature morale de l’homme et à l’ordre de la société. C’est une offense aux amours comme aux vertus des peuples. Le progrès de ce mal serait funeste, s’il pouvait être hâté. Il ruinerait tout. Mais nous voyons que, dans le fait, il est très petit et très lent et que jamais la vérité n’entame beaucoup le mensonge.

— Il est évident, dit M. Leterrier, que vous ne considérez point ici les vérités scientifiques. Leur progrès est rapide, irrésistible et bienfaisant.
— Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s’y enfoncent comme dans un marécage, s’y noient, n’éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés.
» Les vérités de laboratoire, qui exercent sur vous et sur moi, monsieur, une puissance souveraine, n’ont point d’empire sur la masse du peuple. Je n’en citerai qu’un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous voyez qu’il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts théologiques qu’il devait détruire absolument. Il est certain que les idées d’un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu’un tableau à horloge fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace sont clairement exposées depuis près d’un siècle sans que les petits contes juifs ou chaldéens sur l’origine du monde, qui se trouvent dans les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les hommes. La science n’a jamais fait de tort à la religion et l’on démontrera l’absurdité d’une pratique pieuse sans diminuer le nombre des personnes qui s’y livrent.
» Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les peuples, monsieur, vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup ; et quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d’existences. Bref la vérité n’a point de prise sur les hommes. Et il serait fâcheux qu’elle en eût, car elle est contraire à leur génie comme à leurs intérêts.


Anatole France, L'Anneau d'améthyste, 1899.

L’homme
sait user en maître
de sa puissance sur les animaux,
il a choisi ceux dont la chair flatte son goût,
il en a fait des esclaves domestiques,
il les a multipliés plus que la Nature ne l’aurait fait,
il en a formé des troupeaux nombreux,
et par les soins qu’il prend de les faire naître,
il semble avoir acquis le droit de se les immoler ;
mais il étend ce droit bien au-delà de ses besoins,
car indépendamment de ces espèces qu’il s’est assujetties, et dont il dispose à son gré,
il fait aussi la guerre aux animaux sauvages, aux oiseaux, aux poissons,
il ne se borne pas même à ceux du climat qu’il habite,
il va chercher au loin, et jusqu’au milieu des mers, de nouveaux mets,
et la Nature entière semble suffire à peine à son intempérance et à l’inconstante variété de ses appétits ;
l’homme consomme, engloutit lui seul plus de chair que tous les animaux ensemble n’en dévorent ;
il est donc le plus grand destructeur, et c’est plus par abus que par nécessité ;
au lieu de jouir modérément des biens qui lui sont offerts,
au lieu de les dispenser avec équité,
au lieu de réparer à mesure qu’il détruit, de renouveler lorsqu’il anéantit,
l’homme riche met toute sa gloire à consommer,
toute sa grandeur à perdre en un jour à sa table
plus de biens qu’il n’en faudrait pour faire subsister plusieurs familles ;
il abuse également et des animaux et des hommes,
dont le reste demeure affamé, languit dans la misère,
et ne travaille que pour satisfaire à l’appétit immodéré
et à la vanité encore plus insatiable de cet homme,
qui, détruisant les autres par la disette,
se détruit lui-même par les excès.

Buffon, Histoire naturelle [le Bœuf], 1753.

L’Homme,
par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts,
par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition,
en un mot par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables,
semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation
et à la destruction même de sa propre espèce.
En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol,
pour des objets qui satisfont son avidité du moment,
il amène rapidement à la stérilité ce sol qu’il habite,
donne lieu au tarissement des sources,
en écarte les animaux qui y trouvaient leur subsistance,
et fait que de grandes parties du globe,
autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards,
sont maintenant nues,
stériles, inhabitables et désertes.
Négligeant toujours les conseils de l'expérience,
pour s'abandonner à ses passions,
il est perpétuellement en guerre avec ses semblables,
et les détruit de toutes parts et sous tous prétextes
en sorte qu'on voit des populations,
autrefois considérables, s'appauvrir de plus en plus.
On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même
après avoir rendu le globe inhabitable.


Jean-Baptiste de Lamarck, Système analytique des connaissances positives de l’homme, 1820.

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