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Prosaïque fatrasie ?

 

Il y a encore des contemporains, likeurs, followeurs, ou selfie-addicts peut-être, pour qui l'espéranto* est une insanie : c'est-à-dire non pas seulement un non-sens, un binz ou un chienlit, mais un crime oral, une invention frankensteinnienne qui trouble à leurs oreilles le panurgisme naturel. Abracadabrante, saugrenue, malséante, ont dit de la Langue Internationale certains beaux parleurs de la doxa de 1887. C'est là une considération qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c'est l'époque où la bourgeoisie, au pou­voir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale de ses Intérêts et le Naturel de son Suivisme, donnant à l'une la caution de l'autre : de peur d'avoir à repragmatiser le Suivisme, on séquence l'Intérêt, on feint de confondre État de fait et Suivisme, et l'on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l'on est chargé de défendre. Aux contempteurs de Zamenhof comme aux zoïles d'aujourd'hui, l'espéranto apparaît d'abord comme un défi aux pres­criptions de la raison moralisée : le promouvoir, c'est «se moquer du monde», c'est-à-dire enfreindre moins une bérardienne légalité civique (on a ainsi vu au siècle dernier des régimes, et pas toujours de fer, s'acharner sur ses adeptes) qu'une légalité "natu­relle", attenter au fon­dement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu'est le colubriforme bon sens.

Car ceci, l'insanie vient d'un illogisme : l'espéranto est persona non grata parce qu'il consterne précisément ceux qui ne le connaissent et "qu'il ne concerne pas" (sic).  C'est la rai­son qui souffre et se révolte : la causalité directe, mé­canique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise, cette causalité-là est troublée : l'effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe, et c'est là ce qui est intolérable, choquant. Contrairement à ce que l'on pourrait croire des rêves petits-bourgeois, cette gent moutonnière a une idée ty­rannique, infiniment susceptible, de la causalité : le fondement de sa morale n'est nullement ma­gique, mais rationnel. Seulement, il s'agit d'une ra­tio­nalité linéaire, étroite, fondée sur une corres­pondance pour ainsi dire obtusément numérique des causes et des effets. Ce qui manque à cette rationalité-là, c'est évidem­ment l'idée des fonctions complexes, l'imagi­nation d'un étalement lointain des détermi­nismes, d'une solidarité des événements, que la tra­dition matérialiste a systématisée sous le nom de totalité.

La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les "hommes" sont solidaires : ce que l'on oppose, ce n'est donc pas l'homme à l'homme, c'est l'espérantiste à l'innocent, mais patenté et ravi, locuteur anglicisé. L'innocent (appelé aussi homme de la rue – non de la crèche, dont l'assemblage reçoit le nom usager de population), l'innocent est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement avec un “comfortable” conformisme. En découpant à l'enclume d'Ockham dans la mappemonde des idiomes des sujets parlants, la raison pléonexique casse la voix générale du circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle l'espéranto a précisément pour charge d'apporter un démenti : il proteste contre ce qui lui est expressément adressé. Les variables d'ajustement du monde parlant ainsi saucissonné sont donc à la lettre des personnages, c'est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, montés en épingle par de nouveaux chiens de garde, dont la mission commune est, par l'entremise d'éléments de langage insipides, de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales et langagières, séparation dont on sait qu'elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.

C'est qu'en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l'individu en essences. Ce que tout le théâtre bourgeois fait de l'homme psychologique, mettant en conflit le Vieil­lard et le Jeune Homme, le Cocu et l'Amant, le Prêtre et le Mondain, les détracteurs de l'espéranto le font, eux aussi, de l'être parlant : opposer l'espérantiste et le disert à la Prudhomme s'essayant à Shakespeare, c'est constituer le monde en théâtre, tirer de l'homme total un acteur particulier, et confronter ces acteurs arbitraires dans le mensonge d'une symbolique qui feint de croire que la partie n'est qu'une réduction parfaite du tout.

Ceci participe d'une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu'on peut le désordre social et en même temps linguistique (divide ut regnes). Par exemple, la bourgeoisie gouvernante ne s'inquiète pas, dit-elle, de connaître les avantages de l'espéranto ou de toute langue autre que celle des 'maîtres' : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : l'espéranto est réduit à une incidence soli­taire, à un phénomène que l'on néglige d'expliquer pour mieux en manifester l'insanie. De même, le locuteur d'un parler régional sera ab­strait du chant du monde, comme si tout l'habitus de cet homo loquans était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de son ipséité. Cet amincis­sement inté­ressé de la condition langagière permet d'esquiver le réel sans abandonner l'illusion eupho­rique d'une causalité directe, qui commen­cerait seulement là d'où il est commode à la bourgeoisie de la faire partir : de même que tout d'un coup le citoyen téléphage se trouve réduit au pur concept de cerveau disponible, de même les jeunes hommes et jeunes femmes se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence éducative anglo-saxonne, que l'on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de l'humanité 4.0 : le déni de sa propre langue devient ainsi l'origine inconditionnelle d'une causalité nouvelle, au delà de laquelle il sera désormais monstrueux de vouloir remonter : contes­ter ce déni ne peut donc être en aucun cas l'effet d'une causalité générale et préalable (conscience du façonnement de notre rapport au monde par la langue), mais seulement le produit d'accidents postérieurs au départ de la nouvelle série causale : du point de vue bourgeois, refuser pour un francophone l'anglicisation ne peut être que le fait d'un misonéisme aggravé , comme s'il n'existait pas d'autres très bonnes raisons à ce geste : croyance dont la stupidité le dispute à la mau­vaise foi, puisqu'il est évident que la contes­tation d'un abâtardissement ne peut expressément trouver racine et aliment que dans une conscience qui prend ses distances par rapport à cet abâtardissement.

Il s'agit d'un nouveau ravage du pragmatisme. Il est donc logique qu'en face du bonneteau de l'égalité des langues naturelles hors celle des monopoles, l'espéranto fonde le devenir et la vérité de toute l'humanité. Il signifie que l'homme est total, que toutes ses hypostases sont solidaires les unes des autres, que la disparité des idiomes imposera tôt ou tard un truchement souverain pour s'opposer à cette contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. En protestant que l'espéranto la consterne et lui tape sur le système, la bour­geoisie, avec la cohorte des suivistes, témoigne d'une cohésion sociale et en même temps langagière, qu'il est dans la fin même de l'espéranto de manifester : le paradoxe, c'est que le mouton bêlant et râlant à tout-va invoque le naturel de son isolement au moment précis où l'espéranto le courbe sous l'évidence d'une transcendante éminence homaraniste !

 


* Qu'est-ce que l'Espéranto ?


La sortie de l'homme de son mutisme, dont il est lui-même en bonne partie responsable. Mutisme, c'est-à-dire incapacité de se servir d'un langage commun élaboré et pensé en unique panacée pour tous, mutisme dont il est lui-même aussi responsable, puisque la cause réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de libido sciendi et dans des profusions de velléités sybaritiques de s'en servir sans la prescription d'autrui. Sapere aude ! Aie l'alacrité de te servir du legs généreux de Zamenhof ! Voilà le devoir du citoyen du monde, du cosmopolite.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui ex­pliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère – la tutelle parentale entre autres, restent cependant volontiers, leur vie durant, unilingues empêtrés dans les baroqueries de leur parler (qui se dissout aujourd'hui dans les baragouinements d'une lingua franca courue par d'inconséquents opportunistes), et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en providence des premiers. Il est si aisé d'être minoré... puisque... qui ne dit mot consent ! Si j'ai des médias, qui me sonnent un même tocsin, des autorités, qui me tiennent lieu de même conscience collective, des cicérones, qui guident mêmement mes pas savamment balisés, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n'ai pas besoin de ciseler mes pensées dans la langue internationale, pourvu que je puisse obtempérer à des injonctions cardinales dans celle des hiérarques ; ils se chargeront bien de ce travail ennuyeux mais capital pour eux. Que la grande majorité des humains tienne ainsi pour très hasardeux ce pas en avant dénéoténisant vers leurs frères proches ou lointains aux parlures babéliques, outre que c'est une affliction astreignante quand il s'agit d'apprendre les arcanes abstrus d'une langue naturelle, c'est ce à quoi s'emploient fort bien leurs 'tuteurs' qui, très papelardement, ont pris sur eux d'exercer chacun de leur côté une haute direction sur l'ensemble de l'humanité dont ils évitent d'aboucher les parties pour mieux régner sur elles. Après avoir rendu bien écervelé leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas l'occasion d'éviter la diversion des faits divers, ils leur montrent le risque de perdition qui les menace, si elles jouent l'atout espéranto. Or ce risque n'est pas ; car, tout en préservant leur langue maternelle, elles s'enespérantiseraient très vite, rien qu'avec des atomes de vocabulaire et des miettes de grammaire ; mais "le public est ainsi fait, qu’il se défie autant de ce qui est simple qu’il se fatigue de ce qui ne l’est pas." (Frédéric Bastiat)

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