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L'usager de la grève

(une des Mythologies de Roland Barthes)

    Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c'est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d'une grève récente certains lecteurs du Figaro. C'est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité pro­fonde ; c'est l'époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l'une la caution de l'autre : de peur d'avoir à natu­raliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l'ordre politique et l'ordre naturel, et l'on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l'on est chargé de défendre. Aux préfets de Charles X comme aux lecteurs du Figaro d'aujourd'hui, la grève apparaît d'abord comme un défi aux pres­criptions de la raison moralisée : faire grève, c'est «se moquer du monde», c'est-à-dire enfreindre moins une légalité civique qu'une légalité "naturelle", attenter au fon­dement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu'est le bon sens.
    Car ceci, le scandale vient d'un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu'elle gêne préci­sément ceux qu'elle ne concerne pas. C'est la rai­son qui souffre et se révolte : la causalité directe, mé­canique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise dans les discours de M. Poujade, cette causalité-là est troublée : l'effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe, et c'est là ce qui est intolérable, choquant. Contrairement à ce que l'on pourrait croire des rêves petits-bourgeois, cette classe a une idée ty­rannique, infiniment susceptible, de la causalité : le fondement de sa morale n'est nullement ma­gique, mais rationnel. Seulement, il s'agit d'une ratio­nalité linéaire, étroite, fondée sur une corres­pondance pour ainsi dire numérique des causes et des effets. Ce qui manque à cette rationalité-là, c'est évidem­ment l'idée des fonctions complexes, l'imagi­nation d'un étalement lointain des déterminismes, d'une solidarité des événements, que la tra­dition matéria­liste a systématisée sous le nom de totalité.
    La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les « hommes » sont solidaires : ce que l'on oppose, ce n'est donc pas l'homme à l'homme, c'est le gréviste à l'usager. L'usager (appelé aussi homme de la rue, et dont l'assemblage reçoit le nom innocent de population : nous avons déjà vu tout cela dans le vocabulaire de M. Macaigne), l'usager est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement. En découpant dans la condition générale du tra­vailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d'apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui est expressément adressé. L'usager, l'homme de la rue, le contribuable sont donc à la lettre des personnages, c'est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales, dont on sait qu'elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.
    C'est qu'en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l'individu en essences. Ce que tout le théâtre bourgeois fait de l'homme psychologique, mettant en conflit le Vieil­lard et le Jeune Homme, le Cocu et l'Amant, le Prêtre et le Mondain, les lecteurs du Figaro le font, eux aussi, de l'être social : opposer le gréviste et l'usager, c'est constituer le monde en théâtre, tirer de l'homme total un acteur particulier, et confronter ces acteurs arbitraires dans le mensonge d'une symbolique qui feint de croire que la partie n'est qu'une réduction parfaite du tout.
    Ceci participe d'une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu'on peut le désordre social. Par exemple, la bourgeoisie ne s'inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence soli­taire, à un phénomène que l'on néglige d'expliquer pour mieux en manifester le scandale. De même le travailleur des Services publics, le fonctionnaire seront ab­straits de la masse laborieuse, comme si tout le statut salarié de ces travailleurs était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de leurs fonctions. Cet amincis­sement inté­ressé de la condition sociale permet d'esquiver le réel sans abandonner l'illusion eupho­rique d'une causalité directe, qui commen­cerait seulement là d'où il est commode à la bourgeoisie de la faire partir : de même que tout d'un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d'usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence mili­taire, que l'on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle : le statut militaire devient ainsi l'origine inconditionnelle d'une causalité nouvelle, au delà de laquelle il sera désormais monstrueux de vouloir remonter : contes­ter ce statut ne peut donc être en aucun cas l'effet d'une causalité générale et préalable (conscience politique du citoyen), mais seulement le produit d'accidents postérieurs au départ de la nouvelle série causale : du point de vue bourgeois, refuser pour un soldat de partir ne peut être que le fait de meneurs ou de coups de boisson, comme s'il n'existait pas d'autres très bonnes raisons à ce geste : croyance dont la stupidité le dispute à la mau­vaise foi, puisqu'il est évident que la contestation d'un statut ne peut expressément trouver racine et aliment que dans une conscience qui prend ses distances par rapport à ce statut.
    Il s'agit d'un nouveau ravage de l'essen­tia­lisme. Il est donc logique qu'en face du men­songe de l'essence et de la partie, la grève fonde le devenir et la vérité du tout. Elle signifie que l'homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d'usager, de contri­buable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s'opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. En protestant que cette grève la gêne, la bour­geoisie témoigne d'une cohésion des fonctions sociales, qu'il est dans la fin même de la grève de manifester : le paradoxe, c'est que l'homme petit-bourgeois invoque le naturel de son isolement au moment précis où la grève le courbe sous l'évidence de sa subordination.                                                                          [1957]

Beantwortung der Frage:
Was ist Aufklärung ?

 

Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Muthes liegt, sich seiner ohne Leitung eines andern zu bedienen. Sapere aude ! Habe Muth dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.

Faulheit und Feigheit sind die Ursachen, warum ein so großer Theil der Menschen, nachdem sie die Natur längst von fremder Leitung frei gesprochen (naturaliter majorennes), dennoch gerne Zeitlebens unmündig bleiben; und warum es Anderen so leicht wird, sich zu deren Vormündern aufzuwerfen. Es ist so bequem, unmündig zu sein. Habe ich ein Buch, das für mich Verstand hat, einen Seelsorger, der für mich Gewissen hat, einen Arzt der für mich die Diät beurtheilt, u. s. w. so brauche ich mich ja nicht selbst zu bemühen. Ich habe nicht nöthig zu denken, wenn ich nur bezahlen kann; andere werden das verdrießliche Geschäft schon für mich übernehmen. Daß der bei weitem größte Theil der Menschen (darunter das ganze schöne Geschlecht) den Schritt zur Mündigkeit, außer dem daß er beschwerlich ist, auch für sehr gefährlich halte : dafür sorgen schon jene Vormünder, die die Oberaufsicht über sie gütigst auf sich genommen haben. Nachdem sie ihr Hausvieh zuerst dumm gemacht haben, und sorgfältig verhüteten, daß diese ruhigen Geschöpfe ja keinen Schritt außer dem Gängelwagen, darin sie sie einsperreten, wagen durften; so zeigen sie ihnen nachher die Gefahr, die ihnen drohet, wenn sie es versuchen allein zu gehen. Nun ist diese Gefahr zwar eben so groß nicht, denn sie würden durch einigemahl Fallen wohl endlich gehen lernen ; allein ein Beispiel von der Art macht doch schüchtern, und schrekt gemeiniglich von allen ferneren Versuchen ab.

Immanuel Kant, 1784.

https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Quest-ce-que-les-Lumi%C3%A8res%EF%80%A5-1784.pdf

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